L'image enceinte du verbe

Le thème "Ancrages-Passages" m’a immédiatement intéressée parce qu’il me donnait la possibilité de considérer mon travail sous un angle de vue inattendu. Je me suis donc posé la question : en quoi mon œuvre est-elle ancrée et en quoi est-elle passage ?

ancrages

Malgré le pluriel proposé par le titre, je ne vois à mon travail qu’un seul point d’ancrage : mon désir. Tout ce que je fais procède du même désir. Ancré dans ma matrice, dans mes thèmes, aux sources-mêmes de ma fécondité, dans mon inconscient, dans ma raison d'être, dans le sens que j'ai mis à ma vie, il m’incite à traduire, chanter, célébrer le Vivant par des créations ; à incarner mes faits psychiques (selon la belle expression du Dr Prinzhorn) en des matériaux, dans les champs et selon les disciplines qu'ils requièrent. Or, mon désir est lui-même régenté, commandité par mes valeurs, par mes critères formels. Ce sont, d’une part, le vivant, ce qui intègre nécessairement le nouveau, le spontané, le hasardeux, le rythme. D’autre part, le complexe, qui intègre le chaotique et le structuré, la charge de l'émotion et la distance de l'humour : le fil du rasoir du paradoxe. 

passages 

Je distingue plusieurs types de passages.

1. Passages entre image et parole

2. Passages entre champs ou supports

3. Passages en tant que thème

4. Passage au sens propre 

Passages entre image et parole

J'ai donné pour titre à mon intervention : « L'Image enceinte du Verbe », ce qui est une paraphrase de Marie-José Mondzain qui écrivait dans Le Monde ( 08/09/98) : « L'invisible qui hante l'image, c'est la parole... L'image est "enceinte" de la langue », parce que cette formulation m'a poussée à me demander quel rôle, quelle place ont les mots dans mon travail d'artiste visuelle. 

Selon le psychanalyste Serge Tisseron, l'image donne des cadres à la pensée. Elle exprime des faits psychiques, des expériences, des émotions, des sensations dont on n'a pas encore pu se donner de représentations, voire des désirs enfouis ou des secrets refoulés. L'image est une première forme de symbolisation, donc de mise à distance, de prise de pouvoir sur le monde.

L'image s'adresse directement à notre cerveau limbique, c'est-à-dire à notre cerveau émotionnel, plus archaïque que le néo-cortex où se situe le centre du langage.  Il est donc plus difficile d'échapper à son emprise parce qu'elle n'éveille pas l'esprit critique mais au contraire l'endort : la négation ne fait pas partie de l'image, pas plus que la contradiction et l’on ne peut que remplacer une image par une autre opposée. L'image a un aspect assertorique, hypnotique, totalitaire selon Tisseron qui, dans ses Petites Mythologies d'Aujourd'hui parle même de « l'implacable totalitarisme des choses vues ». 

Nous baignons dans un flot d'images visuelles, auditives, sensorielles. De ce flot nous isolons certaines images, non par un effet de notre choix, car un choix signifierait que l'on attribue une signification à l'image en question, mais plutôt par un "arrêt sur image" qui précède notre interprétation. Il a lieu parce que telle image nous touche, en positif ou en négatif, suite à quoi, reconnaissant notre affect, nous l'interprétons et donnons éventuellement un sens, une signification à cette image. Comme l'écrit Roland Recht dans le dernier Journal des Arts, « On sait bien que nous ne choisissons pas les images, ce sont elles qui nous choisissent ».

Dans le même ouvrage, Tisseron écrit encore que « l'image est le pont entre geste et mot, c’est-à-dire entre la solitude des profondeurs corporelles indicibles et l’abstraction socialisée des formes du langage ». Et plus loin : « L'image est entre corps et mot. Elle occupe ce territoire immense dont un bord communique avec les profondeurs indicibles du corps et l'autre avec les formes les plus abstraites du langage parlé. »

Selon lui, le fait même de dessiner serait un acte symbolique, un passage entre fait psychique et parole. Ce qu'il symbolise, c'est l'acte premier ingestion / digestion / sécrétion qui, lui-même, donne forme par la suite au processus psychique d'introjection, soit : assimilation d'un événement / intégration et conséquences sur la psyché / création de modèles psychiques, attitudes ou représentations. Dans un autre ouvrage, Psychanalyse de la Bande dessinée, il écrit : « Le geste de dessiner tient donc d'une opération magique qui "rend visible" avant même tout contenu métaphorique de la représentation ».

En ce qui me concerne, en effet, c'est très rarement la parole, ou l'idée, qui  enfante les images mais celles-ci se fondent sur des sensations, des émotions, un désir. Et c'est ce désir qui est mon point d'ancrage

Lorsque Mondzain dit que l'image est "enceinte" de la langue, je le comprends ainsi  : Je fais une image. Elle a une certaine existence. A partir du moment où je la nomme, elle devient percutante, elle cible. Les dessins Par en bas, Ennemi, Conasse, Corps de Garde, Mouillette, Guitare, extraits de mon album Stances pour Aphrodite (1)  sont tous des dessins faits sans mots, sans idée, exécutés en me mettant simplement en contact avec mon désir de célébrer le sexe féminin. Ils jaillissent et sont uniques. Je ne les retouche pas,  je garde simplement ceux qui me conviennent. C'est après, lorsque tout en parcourant la liste de mes 350 mots et expressions, je les considère, que soudain, la fusion se fait. Ensuite, une fois qu'ils sont nommés, leur expressivité est décuplée ou plutôt orientée ; le titre les dynamise ainsi que la pointe oriente la flèche. Et leur forme témoigne de cette origine spontanée tout comme de ce caractère irréversible. 

J’aime particulièrement l’idée de Mondzain d’une parole « hantée » par l’image parce qu'en effet, certains dessins sont comme appelés, invoqués, créés en quelque sorte par les mots qui les "hantent" sans toutefois imposer de définition ; ces dessins-là demandent à être repris, je dois souvent en faire plusieurs versions pour qu'ils se clarifient, qu'ils finissent par épouser la parole. C'est le cas de Doux Passage, de Cas ou de Marmite. Et, de nouveau, dans leur forme, apparaissent la patience, la reprise, les traces de cette sorte d'incantation à laquelle il ma fallu procéder pour que le dessin surgisse et aboutisse.

Lorsque je pars d'une émotion suscitée par un texte ou un poème, les vers hantent littéralement mon esprit pendant que je travaille. Je me les chantonne, je me les déclame, je les ânonne intérieurement. Les images se forment alors comme baignées dans un magma où flottent des mots, des bribes de phrases ; elles émergent, se transforment et prennent corps dans ce courant verbal indistinct mais insistant, dans cette soupe. Ce fut le cas, par exemple, pour plusieurs rouleaux verticaux inspirés par Le Discours aux Animaux de Valère Novarina,  pour un grand rouleau que j'appelle Le Baudelaire, parti de « Sois sage ô ma douleur… » ou pour la gravure d'une sculpture en acier que j'ai intitulée Le Patriarche  et sur laquelle j'ai gravé des extraits du Finnigans Wake de Joyce,  ou encore pour certains de mes Drapeaux.

Et puis il y a les dessins commandés, ordonnés par un titre. Ils portent encore un parfum de logique, déductif, issu de l'hémisphère gauche. Ceux-là, j'ai moins de jouissance à les exécuter, mais sans doute sont-ils expressifs eux aussi. Ils me demandent un gros effort, comme si je devais les arracher à un monde pour les faire passer dans l'autre. Leur forme colle plus directement au mot, ils sont plus illustratifs. Voici par exemple, toujours extraits du même album, Bréviaire, Figue, Caisse.

Passages entre champs, matériaux, disciplines 

J'aime travailler à la lisière de plusieurs champs artistiques. Autrement dit, je pratique un perpétuel passage, je suis nomade en quelque sorte. Ce mouvement d'un champ à un autre, d'une discipline à une autre, me dynamise et me nourrit. Je passe ainsi de la sculpture au travail du textile, au dessin, à la performance, à la vidéo, à la peinture, aux installations ou même, à l'intérieur d'un domaine tel que le dessin, d'une façon de dessiner à une autre. Cela me permet de trouver la bonne distance entre moi et mes œuvres, mais surtout, cela me régénère en alimentant ma pensée.

En fait, je travaille en spirale. Je ne cesse d'aller et venir entre les différentes pièces que je suis en train d'élaborer, de fabriquer. J'ai absolument besoin de passer de l'une à l'autre. Lorsque je suis plongée dans un médium unique, comme l'huile ou le latex ou le dessin, j'en travaille au moins dix à la fois. J'aurais dû naître chatte, ou truie, ou n'importe quelle femelle multipare tant j'aime nourrir et lécher tous mes petits à la fois. J'en commence un et je le pousse jusqu'à ce que l'élan s'arrête. Alors, je saute sur un deuxième, je galope, je creuse, je griffe ou je caresse, selon les besoins de la chose à naître, aussi longtemps qu'elle m'emporte et, dès que je ne sens plus, dès que je ne "sais" plus, je m'arrête. Et puis je recommence. Jusqu'à fatigue, ou tarissement ou parfois, malheureusement, jusqu'à impératif horaire. Je pense que c'est une sorte de nomadisme. Et, sans doute à cause de cette nécessité vagabonde, la lisière est un lieu qui m'intéresse et qui m'inspire. 

Passages en tant que thème

Les passages, ce sont aussi les liens entre les volumes, entre deux formes définies, le passage entre gras et maigre, les transitions, les prémices du thème, les préalables, les préludes, les préambules,  les entre-deux, les salles d'attente. Les limbes. Les stades intermédiaires, les antichambres, les corridors et les couloirs, les bas-côtés… tout ce qui relève du doute, de l'incertitude, les grisailles, les grisouilles, les gribouilles, les embrouilles, les demi-jours, les demi-teintes, le flou : les limbes. J'y reviendrai. 

Et puis le passage entre deux parties identifiées, désignées, ces zones que l'on ne sait trop nommer, ces "no man's land" comme, par exemple, entre l'index et le pouce, entre l'épaule et la poitrine, entre le front et le nez. 

Dans une installation,  Morcellements,  je suis partie de mon point d'ancrage, soit mon désir de représenter un découpage du corps féminin hors du cadrage habituel : non pas les seins mais la saignée du bras, non pas le visage mais le cou, etc. et j'ai réalisé une série de lavis en noir et blanc sur toile de coton. Puis sont intervenus les mots et le titre s'est imposé : Morcellements. Alors seulement j'ai compris qu'il me fallait tendre ces toiles, les étirer comme des peaux de bêtes, dans des cadres de fer ;  puis installer ceux-ci en chicanes, de façon à entraver la marche des visiteurs.

Le Labyrinthe des LimbesCette installation illustre doublement le thème du passage : par son contenu d'abord,  qui traite de l'incertain, de l'indécis, de l'entre-deux (entre deux eaux, entre deux vies) ; ensuite par sa forme : le matériau, du vinyle transparent, est souple et mouvant, il aménage un espace en méandres, fluide, labyrinthique, dans lequel le visiteur déambule.  Ceci nous amène au dernier point :

Passage au sens propre : les gens passent devant ou dans mes créations.

« Le corps en mouvement [de l'alpiniste] fédère les sens et les unifie en lui. » écrit Michel Serres dans ses Variations sur le Corps. Lorsque le corps est actif, qu'il bouge et remue, la perception change. Les sens sont sollicités de façon différente, tout comme la perception du temps qui varie elle aussi. J'ai réalisé plusieurs types de Rouleaux (2) avec le désir d'y introduire la durée. Trois d'entre eux mesurent entre 20 et 30 cm de haut et s'étalent horizontalement sur une longueur de 10 à 15 mètres. Leur forme, tout comme leur étendue, incitent à les longer pour les regarder et ce cheminement, avec les haltes et le tempo propres à chaque visiteur, tente de rendre compte de la dimension temps. 

Lorsque je présente une installation, mon intention est de proposer au spectateur une expérience qui inclut son mouvement et ses conséquences sur sa perception. C'est le cas avec  Pièce d'Identités (3), ou avec Octopussy's Garden (4) ou encore avec Le Labyrinthe des Limbes (5). Mais le plus représentatif est sans doute  Le Voyage d'une Hypothalamuse (6),  qui se compose d'une succession d'installations au travers desquelles les visiteurs se promènent. Il s'agit d'un parcours conçu comme un récit dans l'espace, avec un commencement et une fin entre lesquels prennent place une série de "péripéties" plastiques. La traversée qu'il propose dessine une progression dramatique. Chaque installation a sa propre expressivité liée à ses matériaux, ses lumières, son organisation dans l'espace, sa place dans le parcours, ses allusions, ses références, sa symbolique. Cependant, c'est l'ensemble du parcours qui constitue l'œuvre, dont la dynamique sera révélée par le cheminement de celui qui la traverse. Le regardeur est en mouvement, il se déplace à l'intérieur de l'œuvre, ce qui l'amène à la recevoir non pas seulement visuellement mais corporellement. Son sens kinesthésique et son sentiment de l'espace sont sollicités, ce qui n'est pas sans influence sur ses affects et donc sur sa pensée. 

Incidemment, il se trouve que le contenu de ce récit plastique, sa fable en quelque sorte, traduit également un passage : celui qui, parti du niveau existentiel, aboutit au niveau artistique ; ou qui transforme un doute ontologique en prémices de création. 

conclusion

Le thème proposé par ce colloque s'est révélé fécond pour ma pensée artistique. En effet, pour réfléchir à ces notions d'ancrages et de passages et à leurs points de rencontre avec mon travail, j’ai dû porter un regard « méta » sur l'ensemble de ma pratique. En m’extrayant ainsi, en quelque sorte, de mon cheminement mental et en le survolant pour tenter d’en voir les lignes directrices, j’ai constaté, non sans amusement, que ce saut de l’intérieur à l’extérieur, constituait lui-même une nouvelle forme de passage.

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Je suis une créatrice femme